La Chine est-elle vraiment une opportunité pour l’Algérie, voire pour l’Afrique ?
Thierry Pairault, 22 mai 2015

Dans un papier paru dernièrement, Developmental States: How Algeria makes the Best of China to Promote its Development [1], je montrais que la présence chinoise en Algérie loin d’être une débandade d’entreprises voyous saccageant un territoire qu’elles investiraient, était plutôt le fruit d’une tactique sinon réfléchie, du moins orchestrée par le pouvoir algérien en place. Partant, j’avalisais la prise de position du gouverneur de la banque centrale du Nigéria — Lamido Sanusi — qui, dans un billet d’humeur paru le 11 mars 2013 dans les colonnes du Financial Times, tentait de réveiller les pays africains et les incitait à prendre leur développement économique en main : « We cannot blame the Chinese, or any other foreign power, for our country's problems » [2] et ainsi les exhortait à instrumentaliser la Chine au profit de leur développement économique et social. Cette prise de position sous-entendait que « la présence chinoise était une opportunité pour l’Algérie » (comme pour tous les pays en développement) pour reprendre une formulation que Fatiha Talahite a développée lors du colloque sur « La Chine en Algérie » qui s’est tenu à Constantine les 10 et 11 mai dernier. Mon récent séjour en Algérie m’a toutefois amené à nuancer cette conviction que je partageais pleinement jusqu’alors.

Mon opinion se fondait sur la certitude que la présence d’un acteur supplémentaire ne pouvait qu’être bénéfique. D’abord parce que l’arrivée de la Chine — comme celle d’autres pays (l’Inde, le Brésil, la Turquie…) — brisait le quasi-monopole des « partenaires traditionnels » mais aussi parce que cette arrivée pouvait se faire dans des niches auparavant interdites à ces « partenaires traditionnels », en particulier celles exigeant la mobilisation d’une grande quantité de main-d’œuvre bon marché exécutant des tâches avec une grande célérité. Quand Vinci emploie des méthodes « chinoises » de gestion de sa main-d’œuvre indienne et népalaise sur son chantier au Qatar, cela suscite une plus grande émotion[3] que lorsqu’il s’agit de la gestion d’une main-d’œuvre chinoise sur les chantiers algériens ou autres de la China Railway Construction Company (CRCC) ou de la China State Construction Engineering Corporation (CSEC)... Plus important encore, la venue des acteurs chinois permet de nouvelles combinaisons d’entreprises, des alliances autrefois insoupçonnées. Songeons au projet de grande mosquée d’Alger confié certes à une entreprise du BTP chinoise mais aussi à un architecte allemand et à un cabinet d’ingénierie canadien qui commandent ipso facto cette entreprise chinoise. Les partenariats de ce genre (entreprises occidentales / entreprises chinoises) sont légion en Afrique, tous les secteurs sont concernés. La Société générale avec l’Export-Import Bank chinoise, l’AFD… les encouragent depuis de nombreuses années pendant qu’une certaine presse occidentale et certains travaux dits « académiques » continuent de dénoncer une « invasion » chinoise de l’Afrique…

Plusieurs raisons m’amènent à nuancer mon enthousiasme initial. La présence chinoise en Algérie est surtout manifeste dans le secteur de la construction (prestation de services), de la prospection pétrolière (investissement) mais aussi dans l’importation de marchandises (véhicules routiers, textiles). En d’autres termes, que ce soit pour des raisons propres à la Chine ou à l’Algérie, les entreprises chinoises participent peu à la production matérielle sur le territoire algérien. Par suite, la présence chinoise en Algérie est qualitativement très différente de celle des entreprises occidentales en Chine à l’origine du « miracle » chinois. Ce ne sont pas les deux unités de transformation du chêne-liège[4], par exemple, qui pourront inverser cette tendance.

Certainement plus grave encore est l’horizon des projets clés en main achevés par les entreprises chinoises sans que leur entretien ait été l’objet d’une évaluation. Dans le cas d’un projet de type BOT (Build-Operate-Transfer), l’entreprise retenue pour exécuter le projet est un investisseur qui se rembourse en exploitant l’infrastructure qu’il a réalisée pour le compte d’un pays ; aussi doit-il tenir compte des coûts d’entretien sur le long terme pour garantir, avant l’échéance de la concession, et le remboursement de son investissement, et l’encaissement de son bénéfice. Dans le cas d’un projet de type DB (Design and Build), l’entreprise retenue est un prestataire de service payé forfaitairement à l’achèvement des travaux. Dans cette seconde hypothèse le maître d’œuvre n’a pas à se projeter dans l’avenir ; le coût d’un projet BOT est par voie de conséquence directe toujours supérieur à celui d’un projet DB. Cette dernière solution fut celle adoptée en Algérie pour l’autoroute Est-Ouest.

Les arguments officiellement avancés pour justifier cette solution sont de deux ordres. D’une part, le gouvernement algérien constatait que la manne pétrolière lui permettait de disposer des fonds nécessaires pour financer directement le projet. Cet argument est celui qui semble avoir été le plus souvent avancé à une époque d’euphorie pétrolière – sans doute à partir de mi 2005. D’autre part, les autorités algériennes faisaient valoir que la formule du BOT aurait signifié financer l’autoroute en faisant supporter le coût par les utilisateurs et non par les contribuables. Autrement dit, la solution du BOT aurait eu l’inconvénient d’imputer le coût d’une stratégie de développement économique à une fraction de la population qui était précisément la plus proactive au lieu d’en répartir par la taxation la charge sur toute la population.

Le fait que le gouvernement algérien perçoive aujourd’hui un péage n’est pas contradictoire car les péages correspondent au coût librement estimé d’un service public et non à l’amortissement d’une dette extérieure. De surcroît, les bénéfices éventuels peuvent servir à financer la politique de développement algérienne. Toutefois, cette argumentation semble avoir été forgée a posteriori pour pallier les déficiences du discours officiel.

L’accord initial passé avec le groupement chinois CITIC-CRCC début 2005 (donc antérieurement au lancement d’un appel d’offre) aurait prévu un financement de la construction en échange de pétrole et aurait bien été signé par les autorités algériennes pour précisément éviter de recourir à la solution du BOT puisque les sources chinoises semblent suggérer un intense lobbying d’entreprises coréennes, française, italiennes, koweitiennes, malaysiennes, saoudiennes, sud-africaines et turques faisant des offres de BOT. Un tel état de fait mettrait donc à mal l’affirmation selon laquelle le gouvernement algérien n’aurait pas eu recours à la formule du BOT parce qu’aucune entreprise internationale du BTP se serait proposée[5].

Pour bien apprécier ce choix, il faut rappeler que l’appel d’offres final avait de surcroît éliminé les clauses de qualité et d’expérience des postulants. Ce sont bien la faiblesse des coûts et la rapidité d’exécution — au détriment vraisemblable de la qualité — qui ont prévalu dans le choix d’un maître d’œuvre. L’arbitrage a été fait en faveur du court terme et au détriment du long terme. En ce sens la Chine, même si elle a bien été instrumentalisé par le pouvoir algérien, est moins une opportunité pour l’économie algérienne qu’elle ne l’est pour le pouvoir en place qui espère acheter la paix sociale et garantir sa pérennité par des travaux pharaoniques et autres chantiers qui sont autant d’hypothèques sur l’avenir.  

Assurément ce raisonnement peut s’appliquer à tous les pays d’Afrique. Il ne suffit pas que les gouvernements africains instrumentalisent les entreprises chinoises (et/ou bien entendu les entreprises occidentales et autres entreprises étrangères), encore faut-il que leur participation s’insère dans une stratégie de développement économique et social qui prennent en compte le coût réel des investissements en infrastructure. Alors et seulement alors on pourra se demander si la Chine est vraiment une opportunité.


 Notes :

[1]     Publié in S. Balashova and V. Matyushok (eds), The trajectory of growth and structural transformation of the world economy amid international instability Траектории роста и структурные трансформации мировой экономики в условиях международной неста-бильности, Moscou, RUDN, 2014 p. 385-408. La pré-version peut être téléchargée à https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01079453.

[2]    Lamido Sanusi, « Africa must get real about Chinese ties », Financial Times, 11 March 2013, www.ft.com/cms/s/0/562692b0-898c-11e2-ad3f-00144feabdc0.html#axzz2NakBiVXb.

[3]    Benjamin Barthe, « Au Qatar, les chantiers de Vinci interdits aux syndicalistes trop curieux », Le Monde, 10 octobre 2013, www.lemonde.fr/international/article/2013/10/10/au-qatar-les-chantiers-de-vinci-sont-interdits-aux-curieux_3493501_3210.html#Er7CHWG5qp1bvh4X.99; Bertille Bayart et Jean-Yves Guérin, « Vinci: Xavier Huillard réfute les accusations d'esclavage », Le Figaro, 1er avril 2015, www.lefigaro.fr/societes/2015/04/01/20005-20150401ARTFIG00431-vinci-xavier-huillard-refute-les-accusations-d-esclavage.php

[4]    L’entreprise Benebo de Shijiazhuang (Hebei) a créé à Jidel deux usines de transformation du liège (BNB et ESSOR) pour en exporter la production à destination de la Chine (voir notre étude « Entreprises chinoises en Algérie » in Thierry Pairault et Fatiha Talahite (éd.), Chine-Algérie : une relation singulière en Afrique, Paris, Éditions Riveneuve, 2014, p. 109-.

[5]    Voir notre étude déjà citée « Developmental States… », p. 399-400.