Benoît Lemonnier
On parle toujours de la Chinafrique. Toujours. Qu’en est-il cependant de la TaïwanAfrique ? En effet, si les relations entre la RPC et le continent africain sont exhibées sur la scène internationale, rien n’est dit quant aux relations qu’entretient la « province rebelle » avec ce même continent. En 2009, quatre états africains soutiennent ouvertement l’île dans sa quête de reconnaissance internationale. Le Burkina Faso en fait partie. Cependant à l’heure ou la Chine finance à tours de bras ses alliés africains qui, en échange de concessions ou de contrats commerciaux, bénéficient de prêts à taux préférentiels et d’offres d’infrastructures, quelles sont les motivations poussant le Burkina à soutenir un État dont les aides s’élèvent à peine à quelques millions ? Pourquoi en 1994 le gouvernement de Blaise Compaoré se tourna-t-il vers Taïwan ?
- Une réponse urgente à une situation urgente. En 1994, le Burkina Faso est en proie à des difficultés budgétaires sans commune mesure. Sous le coup d’un Plan d’ajustement structurel imposé par le FMI et la Banque mondiale, le régime doit rapidement trouver des fonds. Hors de question de se tourner vers les partenaires occidentaux traditionnels. Hors de question également de se tourner vers la RPC qui au début des années 1990 se modernise à toute allure et dont l’intérêt pour l’Afrique est mis entre parenthèses. C’est donc vers Taïwan que B. Compaoré se tourne, se présentant à ce guichet qui ne pose qu’une condition unique à son ouverture : un soutien du Burkina dans les grandes instances internationales. Aussi tôt dit, aussitôt fait. Les capitaux taïwanais abondent et financent d’ailleurs la campagne des « Engagements nationaux », base sur laquelle le Président Compaoré sera à nouveau élu.
- Taïwan ou le choix de la niche politique. Honorant sa part du contrat, le gouvernement du Burkina Faso, dès qu’il en a l’occasion, se bat dans les grandes instances internationales (ONU, OMS etc.) pour la reconnaissance politique de l’île au sein du concert des nations. Taïwan s’apparente ainsi à un cheval de bataille grâce auquel le Burkina Faso – et son président notamment – peut faire parler de lui : à quoi bon venir se fondre dans la multitude anonyme des États africains soutenant la RPC ? D’autant plus que Compaoré peut ainsi exhiber au monde entier ses talents de négociateur et de facilitateur. Qu’importe l’authenticité de sa conviction. La question taïwanaise lui permet de jouir de tribunes auxquelles il est écouté, apprécié et respecté pour ce qu’il est : un chef d’État souverain, libre de faire des choix. Choisir le camp de la minorité, c’est également l’occasion de se faire entendre plus souvent.
- Taïwan ou le pied de nez adressé à l’Occident. Dans la doxa politique occidentale, la RPC représente et concentre tous les maux possibles : non respect des droits de l’homme, non respect de la démocratie, maintien de la peine de mort etc. Bref, c’est en un mot l’ennemi des démocraties. Or, cela ne gênent ni la France, ni l’Europe ni les USA de prendre le parti de reconnaître ce pays qui en apparence viole toutes les valeurs qu’ils défendent. Et ce en échange de quoi ? En échange d’une plus grande ouverture de son marché (aides politiques aux échanges économiques). Choisir Taïwan implique donc pour le Burkina le refus de toutes ces valeurs. Le pays des Hommes Intègres (traduction de Burkina Faso), choisit de prendre le parti du pays, qui – toujours selon les canons de la doxa politique occidentale – est démocratique, soignant la liberté de ses citoyens et qui a abrogé la peine de mort. Le discours des officiels burkinabè est donc le suivant : nous tenons à nos valeurs et rien ne pourra nous faire changer d’avis, pas même les millions que promet le marché chinois. Nous resterons propres, « Intègres » et nous ne céderons pas au pouvoir de l’argent. Sous-entendu, « pas comme vous, pays occidentaux ». Qu’importe la situation réelle des droits de l’homme et de la liberté de la presse à Taïwan. Ce qui compte, c’est l’Image, c’est la conformité à la doxa occidentale et la rationalité que ce discours dégage. Le choix de Taïwan permet donc au Burkina de se construire un éthos géopolitique démesurément grand en regard de ses performances économiques, politiques et financières.
- Taïwan ou faire comme les « Grands ». « Les USA, la France, l’Angleterre et bien d’autres reconnaissent bien les deux Chines. Pourquoi pas nous ? ». Tel est le discours que tiennent de nombreux officiels burkinabè. Pourquoi pas le Burkina ? Si ces pays occidentaux, ces « Grands » n’ont officiellement que des relations politiques avec la RPC, leurs territoires n’accueillent pas moins des « bureaux commerciaux de représentations » taïwanais via lesquels des échanges politiques et économiques transitent. En 1994, le Burkina a choisi d’ouvrir la porte à Taïwan sans avoir l’intention de rompre ses relations avec la Chine Populaire. D’après ces mêmes Burkinabè « c’est elle qui a claqué la porte ». L’intention première du Burkina était d’entretenir des relations avec les deux, comme les « Grands ». Ce choix s’inscrit donc dans une revendication de souveraineté, mettant à défi la Chine de lui interdire d’entretenir des relations avec Taipei. Bien qu’ayant eu le dernier mot, la Chine a dû rompre elle-même avec le pays des Hommes Intègres, endossant ainsi l’Image d’un état intolérant et peu ouvert à la discussion. En revanche, le Burkina lui joue le beau rôle : tolérant, ses dirigeants sont ouverts à la discussion et à la négociation.
- Taïwan ou le bouclier anti-chinois. La reconnaissance taïwanaise et le repli des Chinois de Chine populaire impliquent l’ouverture et l’existence d’une seule ambassade sur le territoire burkinabè : celui de l’île. En ce sens, les commerçants chinois (quelques dizaines) ne jouissent d’aucune protection diplomatique ou consulaire. Si leur comportement ou activités déplaisent aux autorités, rien n’empêche ces dernières de reconduire à la frontière ces individus. Auprès de qui iraient-ils protester ? C’est la raison pour laquelle ces derniers se cantonnent au marché central de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso. Grossistes, ils laissent le soin d’irriguer l’ensemble du pays en produits manufacturés « made in China » à des Burkinabè. Grâce à cette absence de représentation diplomatique, la concurrence qu’exercent les commerçants chinois est amoindrie. Au contraire, elle crée des emplois ! De même, à la différence d’autres États d’Afrique de l’ouest, la communauté chinoise demeure très restreinte (moins de 500 individus) et, nous l’avons vu, se cantonne aux deux centres que compte le pays. La reconnaissance politique de Taïwan permettrait donc au Burkina de profiter des produits chinois peu onéreux, sans avoir à subir sa contrepartie : la concurrence des chinois.
Mûrement réfléchi, le choix de prendre le parti de Taïwan n’a donc pas été fait à la légère. Bien au contraire, il est le fait d’un pragmatique maniant avec dextérité la Realpolitik. On n’en attendait pas moins du fin diplomate qu’est Blaise Compaoré. Grâce à cette audace politique, il (s’est) a construit pour son pays l’éthos d’un chevalier servant incorruptible, défenseur de la démocratie et du faible. Du haut de cette stature (éthos), il occupe une position de force : envers Taïwan qui a besoin de son soutien, envers la RPC qui le courtise pour rentrer dans son giron, enfin envers l’Occident qui soutenant un régime bafouant ses valeurs n’a plus de leçon à lui donner. Deux failles néanmoins viennent noircir son plan. D’abord, une partie de la société civile (commerçants et certains hommes d’affaires) réclame la réouverture des relations diplomatiques avec la RPC. Celle-ci aurait pour conséquence directe de faciliter les échanges entre les deux pays tout en exposant le marché burkinabè à l’impitoyable concurrence chinoise. De même, que penser de la stratégie orchestrée par le président du Burkina-Faso à l’heure du rapprochement sino-chinois ? Ces deux dynamiques soulignent ainsi la précarité de « l’Empire du milieu » établi par M. Compaoré. En habile équilibriste il a conscience que le fil sur lequel il marche doit être soutenu par deux poteaux : que les deux fusionnent ou que l’un disparaisse et c’est la chute assurée.