Yao Guimei, l’altérité et la coopération tripartite
Thierry Pairault

Il est impressionnant de constater qu’une chercheure de la qualité de Mme Yao Guimei 姚桂梅 soit a priori aussi peu ouverte à l’altérité et analyse le monde extérieur comme fonctionnant sur le modèle peu différent de celui de la Chine.

Dans un article publié dans le China Daily les 20 et 21 septembre dernier, d’abord en anglais puis en chinois, elle se livre à une analyse de géopolitique globale à propos de l'Afrique. D’emblée les titres sont différents. En anglais, Jockeying for position (Se battre pour avoir une place) met l’accent sur la compétition à laquelle pourraient se livrer les pays occidentaux à commencer (bien sûr) par les États-Unis, mais aussi le Japon, l’Inde, la Turquie, la Russie… pour asseoir leur ambition africaine, voire pour éliminer la « menace » chinoise. En chinois, le titre se lit 有资源,有市场,还有选票,非洲成大国博弈新“赛场” (Avec ses ressources, ses marchés et ses votes, l'Afrique est le nouveau « terrain de jeu » des grandes puissances), partant donne un parfait épitomé de la stratégie suivie par la Chine pour asseoir sa présence actuelle en Afrique – ce qui n’exclut pas que les autres pays puissent avoir une démarche comparable.

Dès lors, comment préserver la coopération sino-africaine de cette concurrence ? Yao Guimei ressort alors les vieilles lunes de la coopération tripartite légèrement révisée. Alors que jusqu’à présent ce que la Chine recherchait était une alliance avec un pays tiers comme la France pour commercer ensemble en Afrique 中法在非洲第三方市场合作, aujourd’hui elle propose à ces pays tiers (ou institutions multilatérales) de rejoindre une alliance sino-africaine 中非+第三国、中非+国际多边组织. Yao Guimei ne voit pas les limites inhérentes de cette proposition qui, comme la précédente, ignore la réalité d’une grande majorité des pays occidentaux ou non.

Mireille Delmas-Marty, dans son traité intitulé Les forces imaginantes du droit, souligne qu’à « une économie internationale, qui relevait du champ politique et diplomatique [s’est substituée] une économie multinationale, car le rôle des entreprises multinationales est de plus en plus déterminant […] à tel point qu'elles tendent à supplanter les États ». Dans une confrontation France-Chine en Afrique, le risque est un brouillage des catégories qui fausse l’évaluation. Comparons la française Total et la chinoise SINOPEC. Total est une entreprise privée liée au gouvernement français moins par les actions qu'il ne détient plus depuis vingt-cinq ans, que par l'histoire du groupe. C'est une entreprise multinationale complètement autonome dont certains fonds d’investissement chinois pourraient être actionnaires. SINOPEC, en revanche, est une entreprise chinoise à capitaux publics qui est sous la tutelle directe du gouvernement central, de ce fait elle apparaît comme l'expression directe de la volonté du gouvernement chinois et donc dispose d’une autonomie limitée. C’est une entreprise internationale.

Par suite, quand un État africain s'adresse à Total, il peut croire qu'il recourt au gouvernement français alors qu'il démarche une entreprise qui défend ses seuls intérêts financiers et comme elle réalise 95% de ses bénéfices hors de France, elle ne se soumet que très marginalement aux desiderata du gouvernement français (voir French and Chinese Business Cooperation in Africa ). Quand ce même gouvernement africain s'adresse à SINOPEC, en vérité il fait directement appel au gouvernement chinois et obtient la réponse politique qu'il recherche. En conséquence, il y a une si profonde asymétrie dans le mode de fonctionnement de la coopération proposée que celle-ci a peu d’espoir de remplir le rôle que voudraient lui assigner les autorités chinoises.

La question que nous pouvons nous poser est de savoir qu’elle est l’utilité d’une telle proposition chinoise, sauf pour la Chine à proclamer une volonté de coopération dont elle pourra dire que l’échec ne lui est pas imputable alors qu’elle sait pertinemment le modèle proposé impraticable.


Merci à Eric Olander et Cobus van Staden d’avoir signalé cet article dans leur The China-Global South Daily Brief du 25 octobre 2022 (https://chinaglobalsouth.com/ ).