Une pluralité d’acteurs importants pour le port de Lekki — autres que la Chine
Thierry Pairault

Le Rapporteur économique du 21e siècle 21世纪经济报道 a publié le 14 janvier 2023 un Entretien avec Bai Yinzhan 白银战, le directeur général de la China Harbour Engineering Company (CHEC). La lecture de cet interview donne le sentiment que la CHEC serait à l’origine de tout, aurait seule tout accompli sans l’intervention d’aucun autre acteur. Cette vision qu’aiment entretenir les entreprises chinoises quant à leur activité en Afrique est bien entendu non seulement très exagérée, mais fausse ; le fait que Bai Yinzhan s’adresse à un public chinois totalement ignorant des réalités africaines tend à transformer un article de presse potentiellement informatif en un simple exercice de propagande.

Autant que nous sachions, à l’origine se trouve une concession octroyée pour 45 ans à l’entreprise singapourienne Tolaram pour la constitution d’une zone économique spéciale privée (Lagos Free Trade Zone ou LFTZ), le projet incluant l’érection dans la zone franche d’un port en eau profonde à Lekki. Tolaram, installé au Nigéria depuis 1977, étend son activité des produits de consommation courante (nouilles instantanées) aux projets infrastructurels, industriels et financiers. Pour construire le port de Lekki, Tolaram aurait de concert avec le gouvernement nigérian sollicité la CHEC. L’accord entre les parties s’est concrétisé par la création d’un fonds commun de créances (en anglais : Special Purpose Vehicle) baptisé Lekki Port LFTZ Enterprise Limited (LPLEL). Ce fonds commun de créances est destiné à assurer la protection des bailleurs (CHEC, Tolaram…) contre le risque de défaillance du débiteur (le Nigéria, ici), protection organisée à travers une concession octroyée à LPLEL de 45 ans pour l’exploitation du port que complète une autorisation d’opérer dans la zone franche que lui octroie la LFTZ sous la tutelle de Tolaram. Le fonds commun de créances regroupe donc la CHEC (52,5 % des créances), Tolaram (22,5 %), le gouvernement de Lagos (20 %) et l’Autorité portuaire nigériane (5 %).

À côté des créanciers précités, on trouve une liste impressionnante d’intervenants comme la CMA-CGM à qui est confiée la gestion du terminal à conteneurs. Rappelons que c’est la CMA-CGM avec Bolloré, tous deux bénéficiaires d’une concession pour le port de Kribi, qui avaient sollicité la CHEC pour la construction du port. On trouve également Louis Berger International qui est un cabinet de conseil en gestion de projet mandaté pour contrôler l’exécution par la CHEC de sa mission. À côté de ses deux acteurs majeurs, on peut encore lister nombre d’autres intervenants dont, par ordre alphabétique :

  •  Accenture (États-Unis
  •  Allen & Overy (Royaume-Uni)
  •  Baker Botts (Hong Kong)
  •  BMT Asia Pacific (Singapour)
  • China Develpment Bank (Chine)
  •  Delta Marine Consultants (Singapour)
  •  Global Environmental Technology Limited (Corée du Sud)
  •  Global Maritime and Port Services (Singapour)
  •  Integrated Indigo Ltd (Nigéria)
  •  Jardine Lloyd Thompson (Royaume-Uni)
  •  KPMG (Royaume-Uni)
  •  Ocean Shipping Consultants (Royaume-Uni)
  •  Planet Projects (Nigéria)
  •  PWC (Royaume-Uni)
  •  Standard Chartered Bank (Émirats arabes unis)
  •  TBA (Pays-Bas)
  •  Templars (Nigéria)

De fait, l’occultation par Bai Yinzhan de cette pluralité d’acteurs tant africains qu'occidentaux déterminants pour le projet choisi par le Nigéria revient à nier toute capacité agentive aux gouvernements africains, à promouvoir une forme de messianisme augurant une rédemption de l'Afrique par la Chine, bref une infantilisation de l'Afrique.

Nous notons également deux éléments surprenants dans cet entretien. Le premier est la référence au modèle de Shekou quand Bai Yinzhan évoque une organisation avec « le port devant, la zone industrielle au centre et la ville derrière » 前港中区后城. Ce modèle est celui mis en œuvre par la China Merchants Port quand elle assume la conception et la gestion de zones économiques spéciales sous sa tutelle, ce qui n’est pas le cas ici de la CHEC puisque la zone franche dans laquelle se trouve le port appartient en propre à Tolaram, mais il est clair qu’aux yeux d’un lectorat chinois non averti cela donne une image plus somptueuse et valorisante de la CHEC.

Le second élément est la promesse d’un grand développement de l’activité portuaire alors que la surcapacité de l’offre portuaire en Afrique de l’Ouest est manifeste et que les armateurs ont entrepris des réductions de capacité sur de nombreuses lignes. À l’heure actuelle, il faudrait que les taux de croissance s’affichent avec deux chiffres pendant plusieurs années pour voir ces terminaux portuaires atteindre un niveau de rentabilité suffisant pour justifier les capacités actuellement disponibles. Il semble donc que les déclarations de Bai Yinzhan sur les compétences acquises par CHEC dans la gestion des ports et les connaissances de son entreprise sur l'avenir des économies africaines soient très largement surestimées, mais là encore il s’adresse à un lectorat chinois avide de succès remportés par ses champions à l'étranger.

Le risque avec de telles fanfaronnades qu’exige une alimentation continue de la propagande est que leurs auteurs finissent par prendre les faits distordus qu’ils rapportent pour la réalité.


Lire aussi :

Stella Hong Zhang, "From Contractors to Investors? Evolving Engagement of Chinese State Capital in Global Infrastructure Development and the Case of the Lekki Port in Nigeria", CARI Policy Brief, n° 23, 2023, https://static1.squarespace.com/...

Will China continue to finance global infrastructure development in the same way it used to? As the world, and especially China itself, re-emerges from the COVID-19 pandemic, the answer to this question will shape the global political economy of development in the years to come. In January 2023, Nigeria inaugurated Lekki Port, the country’s first deep seaport as well as the first port project executed through “integrated investment, construction, and operation” (IICO) by a Chinese company in Africa. Using the Lekki Port case, Hong Zhang argues that the Chinese financing model is likely to change as required by the evolving needs of China’s infrastructure industry, specifically their desire to move up the value chain. However, Chinese state-owned enterprises (SOEs) and financial institutions face a steep learning curve in their attempt to upgrade. Collaboration with international actors from advanced economies is one way forward.