Cameroun : Dans les coulisses des relations avec la Chine il y a 40 ans
Jacques Roger Booh Booh
allAfrica.com du 12 novembre 2009 
http://fr.allafrica.com/stories/printable/200911120813.html   

L'ancien ministre des Relations extérieures analyse les rapports entre les deux pays.

Les lampions se sont éteints le 19 Juin 2009 au terme de la cérémonie de dédicace du Palais polyvalent des sports de Yaoundé par cette déclaration du Chef de l'Etat, qui reflète le sentiment général de notre peuple : la coopération sino-camerounaise est exemplaire, généreuse et efficace.

A cette même occasion, le représentant de la République populaire de Chine a salué chaleureusement cette coopération bilatérale qui est appelée à connaître des lendemains radieux. Comme pour passer de la parole aux actes, la Chine s'est engagée peu après à financer le projet de construction d'un réseau national par câble à fibre optique, à s'impliquer par des prêts massifs à la réalisation du barrage hydroélectrique de Memvele dans la région du sud, à entreprendre la construction d'un hôpital de référence gynéco obstétrique à Douala

Il y a quarante ans, personne ne pouvait raisonnablement parier sur le succès de cette coopération "gagnant gagnant" que nous célébrons aujourd'hui. En effet, le Cameroun et la Chine ont connu des rapports difficiles pendant la guerre froide du fait de leur appartenance à des blocs idéologiques opposés ; ils se sont longtemps regardés en chiens de faïence. Il faut dire aussi que nos partenaires occidentaux ont souvent eu recours à des pressions voire des menaces à peine voilées pour dissuader les pays africains de coopérer avec les régimes communistes.

Cette situation a commencé à évoluer lorsque la diplomatie de détente internationale a permis aux Etats de briser progressivement le carcan de la confrontation Est-Ouest et de gérer leurs intérêts nationaux sous le prisme de la realpolitik et du patriotisme.

C'est ainsi que le rapprochement des liens américano-soviétiques a permis la signature des accords Salt 1 en 1972. Le Président Nixon a reconnu la République Populaire de Chine et soutenu son entrée à l'Onu en 1971. Avec son ostpolitik, le Chancelier Willy Brandt a normalisé les rapports de l'Allemagne fédérale avec le bloc soviétique, obtenant que les deux Etats allemands se reconnaissent mutuellement ; les Occidentaux et les communistes ont choisi de se parler au sein de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe ; le Vietnam s'est libéré du joug de tous les impérialismes

Dans le sillage de cette diplomatie mondiale de la détente d'une part, et des revendications des pays non alignés en faveur de la démocratisation des relations internationales d'autre part, le Cameroun a trouvé un terrain favorable pour redéployer sa diplomatie dans tous les continents et diversifier ses partenaires sans complexe, afin de consolider toujours d'avantage sa souveraineté et son indépendance nationales : il a ainsi établi des relations diplomatiques avec l'Union soviétique, les deux Allemagnes et les deux Corées. Allait-il dans cette lancée diplomatique normaliser aussi ses rapports d'Etat à Etat avec les deux Chines ? La situation était complexe, car marquée par des considérations idéologiques de l'époque. Il y avait de part et d'autre, deux légitimités à concilier avant de répondre à cette question.

En effet, la république populaire de Chine, entendait être le seul gouvernement légitime de toute la Chine (y compris de l'île de Taïwan), alors que le gouvernement Camerounais se considérait comme le seul représentant légitime de notre pays, ce qui impliquait l'arrêt de toute assistance chinoise aux nationalistes camerounais qui avaient établi leurs bases politiques à Beijing.

Pour sortir de cette impasse, les Responsables des deux pays se sont sans doute souvenus de cette maxime de Sun Zi, auteur du Ping Fu sur la guerre psychologique qui fut un stratège très écouté des généraux et empereurs chinois il y a 25 siècles : "sans danger pressant, il ne faut pas combattre". Effectivement après de laborieux et francs pourparlers, Beijing et Yaoundé ont convenu d'enterrer définitivement la hache de guerre, de cesser de se combattre pour des raisons idéologiques futiles et d'établir plutôt des relations diplomatiques et de confiance au niveau des Ambassades.

C'est ainsi que le 26 mars 1971, les deux pays se sont engagés de coopérer dans le respect strict de leur souveraineté, de leur indépendance et de leur intégrité territoriale. Le gouvernement de Taïwan qui avait pignon sur rue à Yaoundé et les opposants camerounais qui comptaient sur l'aide Chinoise pour prendre le pouvoir au Cameroun, ont été sacrifiés sans état d'âmes, afin que les nouveaux partenaires puissent traduire leur coopération dans les faits.

En 1972, le Président Ahmadou Ahidjo a décidé d'envoyer une mission de bonne volonté en Chine populaire et en Corée du Nord pour affermir les liens d'amitié nouvellement noués avec ces deux pays.

Monsieur Vincent Efon, alors ministre des Affaires étrangères depuis le 3 juillet 1972 dirigeait cette délégation, secondé de son Directeur des Affaires d'Afrique et d'Asie que j'étais, Amadou Bello Directeur Général de la Société nationale d'investissement, Idriss Vessah Njoya, Prince du Noun, passé par l'Ecole Nationale d'Administration française (Ena) et Directeur de la Programmation au ministère du plan et de l'aménagement du territoire et Monsieur Sandy Atangana chargé d'affaires par intérim de notre Ambassade nouvellement installée à Beijing.

Les membres de cette délégation se connaissaient bien en tant que Directeurs appelés régulièrement à assurer la coordination des activités techniques et économiques du gouvernement. Vincent Efon a été lui-même directeur de l'orientation économique et des produits de base au ministère du plan et de l'aménagement du territoire avant d'entamer une brillante carrière dans le gouvernement.

Pour la génération qui n'était pas à l'âge de servir l'Etat dans les premières années de l'indépendance, je me permets de rappeler ici que le Directeur dans une administration avait une carrure personnelle et des responsabilités étendues qu'on n'imagine pas aujourd'hui. Plusieurs directions de cette époque ont été érigées aujourd'hui en Ministères.

Sortis des meilleures Universités françaises et Anglo-Saxonnes, ces directeurs devaient naturellement remplacer les cadres étrangers sans que cela soit considéré comme une camerounisation au rabais ; Ils étaient très sollicités et écoutés par les membres du gouvernement ; ils contribuaient activement à la formation de nos cadres administratifs de haut niveau à l'Université et dans les grandes écoles ; C'est ainsi que j'ai eu à dispenser le cours des organisations et des relations interafricaines, à l'école nationale d'Administration et de Magistrature de 1967 à 1973.

Le Chef d'Etat lui-même a souvent sollicité l'éclairage direct des Directeurs sur des dossiers qui étaient sur la table, et il les incluait toujours dans ses voyages officiels pour s'occuper des tâches utiles telles que les négociations des accords ; la rédaction des communiqués de fin de visites officielles, la collecte et l'exploitation des informations sensibles

Certes, le Cameroun n'a pas été une république de directeurs, mais dans l'imaginaire des gens, on ne concevait pas que quelqu'un puisse devenir Ministre ou Chef de l'Etat dans ce pays, sans présenter un état de service crédible de Directeur.

Le Président de la République attendait beaucoup de cette première mission politique du Cameroun chez nos partenaires asiatiques, qu'il a personnellement préparée ; je l'ai compris seulement à notre retour de mission. Mais il s'est gardé de nous donner des instructions formelles.

Sa discrétion sur ce dernier point a failli tempérer l'enthousiasme de certains membres de la délégation. Mais il n'y avait pas lieu de s'inquiéter outre mesure car depuis 1960 que le Ministère des Affaires Etrangères fonctionne sans la présence de conseillers étrangers en son sein, il existe des "instructions implicites" du Chef de l'Etat selon lesquelles, en l'absence de directives ou de feuilles de route précises édictées par la haute hiérarchie, le diplomate camerounais doit prendre ses responsabilités en tant que patriote et sauvegarder sans complaisance ce qu'il considère comme étant un intérêt vital du Cameroun.

Par ailleurs, une mission de bonne volonté poursuit des intérêts généraux de renforcement de la coopération, de programmation des échanges de visites de haut niveau, de création de commission mixte ... Il ne faillait donc pas s'attendre à ce que notre délégation ramène nécessairement des projets économiques concrets de Beijing, qui du reste, ne disposait pas à l'époque de cette cagnotte impressionnante de Yens qui donne du tournis à l'heure actuelle aux partenaires étrangers de la chine.

Sandy Atangana, chargé d'affaires à Beijing a participé activement à la préparation de cette visite officielle. Comme son nom l'indique, il est un natif de Yaoundé la capitale, qui a passé sa jeunesse dans la partie anglophone du Cameroun et parle peu le français. Dans notre microcosme politico-linguistique, il est plutôt considéré comme anglophone.

Par ses propres moyens, il a pu se rendre en Chine pour étudier la langue chinoise et les Sciences Politiques. A son retour au Cameroun, il a été affecté à ma direction pour s'occuper des affaires asiatiques.

A l'ouverture de notre Ambassade, le Chef de l'Etat l'a nommé à Beijing pour diriger provisoirement notre représentation diplomatique.

Son briefing à notre arrivée à Beijing nous est apparu très professionnel et responsable. Notre mission, a-t-il dit était attendue avec beaucoup d'intérêt par la partie chinoise, qui semblait même prête, dès maintenant, à donner un contenu concret à notre coopération, sous forme de projets importants.

La délégation au complet s'est réunie tout de suite après l'exposé du chargé d'affaires, et en moins de trente minutes, a arrêté que, selon l'évolution des pourparlers, elle pourrait proposer à la partie chinoise de contribuer à la construction d'un Palais des Congrès de Yaoundé et d'un barrage hydroélectrique à Lagdo. Amadou Bello et Vessah Njoya, de par leurs fonctions possédaient des arguments techniques solides pour pouvoir défendre nos dossiers.

Grace à son habilité manoeuvrière de négociateur, le Ministre Efon Vincent a pu obtenir l'acceptation sans réticences de nos deux projets par ses collègues Chinois et surtout par le Chef de gouvernement Zhouen Lai qui a reçu notre délégation, le lendemain de son arrivée.

En outre, la partie chinoise a annoncé l'ouverture d'une ligne importante de crédits en faveur du Cameroun, à des conditions très favorables, pour l'exécution de tous les projets qu'il présenterait à la Chine. Elle nous a également remis une invitation officielle adressée au Président Ahmadou Ahidjo d'effectuer une visite d'Etat en Chine.

Comme on peut aisément le constater, notre séjour en Chine a été très fructueux et nous avons noté beaucoup d'amitié, de compréhension et d'humilité du côté chinois dans la mise en place des premiers jalons de notre coopération bilatérale.

Le lecteur se référera ici à ce qui a été dit avec insistance au début de cet article sur le sens élevé de responsabilités dont faisait montre les premiers directeurs de notre administration.

A Beijing, nous avons tous réagi spontanément en directeurs responsables, sans calcul inutile quant à notre avenir professionnel personnel au cas où le Chef de l'Etat nous désavouerait d'avoir outrepassé nos pouvoirs. Ce qui a compté pour nous c'était de voir le peuple camerounais disposer d'un palais de congrès à Yaoundé et d'un barrage de Lagdo dont il avait le plus besoin pour renforcer son développement économique et culturel.

Il y a 40 ans, des camerounais pouvaient simplement servir leur pays comme nous l'avons fait sans rien exiger en retour. Notre seul satisfaction en tant que retraités, est que les camerounais qui visiteront désormais le Palais de Congrès de Yaoundé et le barrage de Lagdo se rappellent chaque fois, de l'histoire discrète de ces deux monuments que j'ai évoquée dans cet article.

La mission camerounaise de bonne volonté s'est rendue peu après à Pyong yang, capitale de la Corée du Nord où elle a été reçue par le leader de ce pays Kim Il Sung. L'accueil a été chaleureux, mais la Corée du Nord ne disposait pas alors de ressources adéquates pour développer une politique de coopération digne de ce nom avec le Cameroun. Depuis la fin de la guerre froide, les rapports entre Pyong yang et Yaoundé sont tombées à leur niveau le plus bas, qui n'appelle pas de commentaires particuliers de ma part.

A notre retour à Yaoundé, le Chef de l'Etat a approuvé sans réserves le rapport de mission de notre délégation et exprimé sa satisfaction pour le travail fait au ministre Vincent Efon. Il a marqué son accord d'effectuer une visite d'Etat en Chine en 1973 et chargé son secrétaire général à la Présidence Paul Biya d'assurer personnellement le suivi des études techniques des projets du palais de Congrès de Yaoundé et du barrage de Lagdo. C'était là l'assurance que ces dossiers ne seraient pas "enterrés" par des Elites qui étaient réticentes à la nouvelle coopération sino-camerounaise.

Le Président de la République actuel Paul Biya est donc depuis le début de la coopération sino-camerounaise, un responsable majeur du développement de nos rapports avec la Chine. C'est de lui que nous avons reçu des instructions pour organiser le premier voyage du Président Ahmadou Ahidjo en Chine en 1973 et suivre les autres grands dossiers avec les pays asiatiques.

En 1973, notre Président est chaleureusement accueilli à Beijing par le Chef du gouvernement Zouen Lai et par le Président Mao Ze Dong ; ce qui constituait un geste politique significatif à l'époque, car Mao Ze Dong s'étant retiré de la gestion des affaires courantes de l'Etat, n'apparaissait qu'exceptionnellement en public pour accueillir certains invités de marque de la chine.

La visite du Chef de l'Etat fut suivie avec intérêt et curiosité par les média internationaux car il convient de rappeler que nous sommes toujours en période de guerre froide où tout rapprochement d'un pays africain avec un Etat communiste n'est pas apprécié en occident. Le journal "Jeune Afrique" au faîte de sa gloire a assuré spécialement la couverture de cet événement par ses journalistes Jos Blaise Alima et Paul Bernette, qui n'ont eu de cesse d'encourager la politique d'amitié d'Ahmadou Ahidjo en direction de la Chine communiste.

A la fin de la visite d'Etat, les hauts responsables des deux pays ont entériné l'exécution de deux projets retenus au niveau ministériel en 1972 et esquisse l'évolution future de leur coopération dans les domaines de la santé, des infrastructures, de la culture, de l'agriculture

Je me rappelle qu'avant de quitter une commune populaire à Shanghai, notre Chef de l'Etat s'est approché des membres de sa délégation pour brièvement saluer les chinois pour leur ardeur et leur amour au travail et exprimer ses regrets de n'avoir pas pu visiter la Chine plus tôt. Quelqu'un parmi nous a spontanément dit, qu'après ce qu'on a vu, "les chinois iront très loin", faisant sans peut être le savoir, la prédiction que le Ministre Français Alain Peyrefitte a développée dans son best seller de 1973 : "Quand la Chine s'éveillera".

Mon excursion dans les coulisses de la coopération Sino-Camerounaise des années 70 s'arrête ici.

Certes, en ma qualité de Ministre des Relations Extérieures de 1988 à 1992, j'ai eu encore à gérer les relations entre la Chine et le Cameroun ; mais tous les faits marquants de notre coopération pendant cette période sont connus de tous les camerounais pour que je m'y étende ici.

En guise de conclusion, je ferais deux réflexions :

D'une part, la coopération sino-camerounaise repose sur l'amitié sincère et la volonté politique solide et continue des dirigeants des deux pays d'en faire une oeuvre de référence dans le contexte contraignant actuel de la mondialisation. Elle s'enrichit régulièrement de réalisations palpables. Le Président de la République Paul Biya a toujours accordé un intérêt spécial à ce dossier avec la Chine, qu'il gère avec distinction depuis bientôt quarante ans. Il mérite pleinement la reconnaissance de la Nation pour les résultats remarquables enregistrés dans nos rapports avec ce grand pays ami, pour le développement fructueux et mutuellement bénéfique de cette coopération.

D'autre part, en évoquant des souvenirs qui remontent à 1970, j'ai voulu aussi faire un clin d'oeil aux hommes qui passent et dont les services appréciables rendus à notre pays en ce qui concerne spécifiquement la coopération avec la Chine, ne devraient pas être occultés pour des considérations politiciennes. Plusieurs bâtisseurs de talent de cette coopération ont quitté ce monde dans l'indifférence générale, après avoir pourtant contribué par leur patriotisme et leur ingéniosité à rendre les rapports entre la Chine et le Cameroun exemplaires, à faire aboutir d'importants projets de développement avec ce pays qui ont apporté confort, bien- être, eau potable et santé à des millions de camerounais. Les frustrations de ces camerounais ne doivent pas être exagérées, car elles sont plus le fait des lourdeurs bureaucratiques que des instructions du gouvernement.

En définitive, il convient plutôt d'apprécier toutes ces choses qui fâchent, avec humour et dérision comme nous le suggère Alfred de Musset :

Le temps emporte sur son aile ;
Et le printemps et l'hirondelle ;
Et la vie et les jours perdus ;
Tout s'en va comme la fumée ;
L'espérance et la renommée.

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