À propos de normes

Je remercie vivement Christian Bret qui, en prévision du séminaire consacré à la question des normes animé par Laure Deron La Chine met-elle les normes au service de sa puissance ?, nous a fait part très pédagogiquement de sa vision que je retranscris ici.

 Éclairages :

  1. Ne pas confondre brevets, avancées technologiques et leurs enjeux pour l’avenir dans certains secteurs critiques (la 5G notamment, ou les batteries électriques de véhicules)  et la problématique des normes légales et/ou réglementaires ou « standards » (au sens anglais du terme), qui n’a rien d’angoissant en soi, même si la Chine y développe une activité de plus en plus importante.
  1. Ne pas confondre non plus, normes (au sens légal et réglementaire) et usages techniques et référentiels ou modes de travail, notamment dans l’ingénierie de projet (ingénierie de conception, et ingénierie de réalisation d’exploitation et de maintenance).
  1. En Afrique, les normes de base (design criteria) utilisées par les constructeurs chinois (lorsque ceux-ci sont seuls ou dominants) dans la réalisation des projets de liaisons ferroviaires (Éthiopie, Kenya, Angola, Tanzanie) ou de tramways (Addis-Abeba, Le Caire) sont des normes parfaitement compatibles avec les normes standards de l’UIC [Union internationale des chemins de fer] ou de l’UITP [Union internationale des transports publics] que nous appliquons dans la plupart des grands pays d’Europe occidentale (mais pas partout, exemple : l’Espagne où l’écartement ferroviaire est plus large que l’écartement dit « standard »).
  1. En revanche, la documentation de l’ingénierie de projet (les dossiers de conception et d’exécution des ouvrages, les manuels d’exploitation et surtout d’entretien, etc..) sera conçue, dessinée et rédigée en chinois, selon les méthodes consacrées en Chine: échelles de plans spécifiques, légendes et indications distincts de celles des documents établis selon les usages occidentaux, méthodes de calculs et référentiels parfois spécifiques, bureaux d’études intégrés au sein des grandes entreprises chinoises, et donc non indépendants, programmes informatiques propriétaires, etc.

Ces documents sont rarement intégralement traduits.

L’appropriation des projets réalisés en Afrique par le personnel local, non sinophone à quelques exceptions près, n’en sera que plus difficile.

« L’effet frontière » créé par ces usages et modes de travail chinois sont donc essentiellement linguistiques et méthodologiques. Ils ne s’imposent pas par eux-mêmes, mais uniquement quand le mode de financement des projets le rend possible : l’aide ou le crédit chinois dits liés, qui ne financent que des fournitures et des prestations d’origine chinoise.

À l’inverse, quand des projets sont financés par des institutions financières internationales ou sur fonds propres, et qu’ils sont ouverts à la concurrence internationale, les mêmes entreprises chinoises, peuvent fort bien travailler selon les critères – non chinois – qui auront été prescrits par le financeur et/ou par le pays bénéficiaire.

En Afrique, la puissance chinoise est avant tout financière. Le reste suit, si le champ est libre.

  1. La question de la 5G (qui ne se pose pas encore avec urgence en Afrique) et des enjeux stratégiques sous-tendus, résultent de l’avancée technologique des industriels chinois (Huawei, ZTE), mais aussi des liens spéciaux entre ces entreprises et l’État chinois (soumission, coopération obligatoire, aide d’État, protectionnisme sur le marché intérieur) dans un système politique du Parti/État où la justice indépendante n’existe pas et dont la notion même d’indépendance est combattue.

Dans ce cas, si des questions de normes se posent, ce sont, me semble-t-il,  avant tout celles des normes du système juridique et politique chinois. 

  1. En Chine même, lorsque le marché est ouvert aux industriels étrangers (sujet d’importance majeure), Laure Deron a déjà excellemment développé que l’industriel étranger qui veut travailler en Chine, applique les normes en vigueur, ce qui coûte en termes d’apprentissage et de « sinisation » des méthodes et procédures, mais ce qui  permet par suite de pénétrer le marché.

Qui plus est lorsqu’il s’avère que la norme et l’usage chinois sont plus exigeants encore que les normes et usages « occidentaux », l’industriel étranger devenu familier des normes et usages chinois ne perd pas d’avantage concurrentiel, au contraire.


J’ai retenu l’exemple de la « qualité » dans un domaine que je connais bien en raison de mon expérience professionnelle : le transport ferré et son ingénierie (de conception/construction/exploitation/maintenance).

La qualité dans ces matières (un système, un matériel roulant, un ouvrage de génie civil, une installation de traction électrique) est défini au regard de la satisfaction à la certification de 4 critères en français F D M S (en anglais RAMS), soit :

  • Fiabilité / Availibility
  • Disponibilité/ Relyability
  • Maintenabilité / Maintenability
  • Sécurité/ Safety

Chacun de ces critères fait l’objet de règles de définition d’une part, et de mesures de compatibilité (« compliance ») d’autre part.

Le système normatif en l’espèce peut être émis par des acteurs économiques (exploitants ferroviaires et gestionnaires d’infrastructures), des organismes de contrôles (en général étatiques), des unions professionnelles nationales et souvent internationales (UIC : Union Internationale des Chemins de Fer- UITP – Union Internationale des Transports publics).

Ce processus normatif peut franchir un degré supplémentaire « d’autorité » lorsqu’il est consacré dans une « norme internationale » ce qui est le cas dans l’exemple repris dans ce courriel qui s’applique aux matériels roulants :

Applications ferroviaires –
Spécification et démonstration de la fiabilité,
de la disponibilité, de la maintenabilité et
de la sécurité (FDMS)
CEI  Commission Électrotechnique internationales
INTERNATIONAL STANDARD 62278 

Vous remarquerez que cette norme technique reste d’un point de vue juridique « volontaire ».

C’est-à-dire que son application n’est pas une obligation contenue dans la norme elle-même.

Il appartient en effet aux acteurs éventuellement concernés (l’État, les opérateurs, les donneurs d’ordres, les bureaux de contrôle) d’y faire référence par tous moyens appropriés, soit en rendant son application obligatoire pour une activité ou un projet particulier, soit (dans le cas de bureaux de contrôle) de suspendre la délivrance des certificats de conformité qualité au respect des critères, tests, et conditions diverses contenues dans le document normé.

De ce point de vue, une norme technique diffère d’une norme juridique dont l’observation s’impose d’office dès son adoption et sa mise en vigueur.

Pour revenir à la Chine en Afrique :

Dans le cas de projets ferroviaires réalisés en Afrique : Comme partout, relativement peu de normes techniques appliquées sont également des normes juridiques obligatoires.

En revanche les obligations générales de « qualité ou de sécurité » figurent soit dans des lois et règlements, soit dans les référentiel des marchés publics et contrats de travaux publics

L’acteur industriel chinois, démontrera le plus souvent que le matériel roulant électrique proposé se conforme à la norme internationale 62278 précitée.

Il produira à titre de justificatifs, les certificats émanant des autorités (certificateurs qualité, eux-mêmes reconnus) habilitées à en attester.

Naturellement, cela suppose que cette exigence soit formulée dans le contrat et ses annexes.

Ceci n’entame en rien la capacité et la faculté de l’industriel chinois d’appliquer des brevets et savoir-faire chinois dont il aurait le seul usage, voire la propriété, (propriété intellectuelle) qui serait protégée dès lors que l’application de ses brevets et savoir-faire conduisent à des résultats qui satisfont aux exigences de la norme technique internationale concernant la qualité.

En conclusion :

  1. Dès lors qu’une locomotive fabriquée par un constructeur chinois, livrée dans un pays africain, satisfait aux exigences de la norme internationale qui définit la « qualité », peu importe qu’elle ait été conçue et construite selon des normes élaborées en Chine et applique des brevets ou licences chinois.
  1. L’implication grandissante de la Chine dans l’élaboration de normes techniques internationales, loin d’être inquiétante, est plutôt rassurante pour ses clients comme pour ses concurrents ou partenaires. Se développent ainsi des référentiels communs de portée universelle. 
  1. Le vrai sujet est la capacité des industriels, bureaux d’études, centres de recherches non chinois à s’impliquer pour développer des normes techniques nationales ou européennes, voire africaines (pourquoi pas ?) qui satisfassent toujours mieux les normes techniques internationales, et ne pas se laisser distancer par leurs concurrents chinois.
  1.  Enfin, s’agissant de l’ingénierie de projet, Les États bénéficiaires de financements chinois « liés » peuvent toujours exiger que des standards nationaux ou internationaux soient appliqués, et en tous cas que les normes du projet satisfassent aux exigences des normes internationales de qualité, après vérification par des bureaux de contrôle indépendants.

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