Jack Ma, "ami africain" et visage avenant de la propagande chinoise
Sébastien Hervieu
L'Express, 17 avril 2020
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Influence
Jack Ma, "ami africain" et visage avenant de la propagande chinoise
Via sa fondation, le créateur du géant chinois du commerce en ligne Alibaba offre d'énormes quantités de matériel aux 54 pays d'Afrique. Avec la bénédiction de Pékin.
A Niamey, Libreville ou Abidjan, la même scène sur les tarmacs africains. Une noria de palettes sur lesquelles s'entassent 100 000 masques, 20 000 kits de dépistage et 1000 combinaisons protectrices, est déchargée d'un avion. Sous l'oeil des caméras, les précieux cartons estampillés "Jack Ma Foundation" sont réceptionnés par des ministres et chefs d'Etat, tout sourire. "Je voudrais, au nom du peuple nigérien et en mon nom propre, adresser mes remerciements à Jack Ma pour ce généreux don" a tenu à indiquer le président nigérien Mahamadou Issoufou le 31 mars dernier.
Et ce n'est pas fini. Avec sa fondation, le milliardaire chinois vient de lancer une deuxième vague d'aide médicale, toujours à destination de chacun des 54 pays africains. Dans les cargaisons cette fois-ci, des dizaines de milliers de ventilateurs, thermomètres, gants, réactifs pour le diagnostic. "Le monde ne peut pas supporter les conséquences désastreuses d'une épidémie de Covid-19 en Afrique [878 décès au 15 avril]" a sobrement commenté le fondateur d'Alibaba, le géant chinois du commerce en ligne.
"L'Afrique : la Chine d'il y a 20 ans"
Lorsqu'il a quitté l'an dernier la tête de sa société, créée en 1999, la dix-septième fortune mondiale (près de 37 milliards d'euros, selon Forbes) a placé l'Afrique au coeur de ses nouvelles ambitions. Depuis sa première visite au Rwanda en 2017, le tycoon d'à peine 55 ans ne cesse de répéter, durant ses tournées sur le continent, que "l'Afrique d'aujourd'hui est comme la Chine d'il y a vingt ans".
"Jack Ma voit l'Afrique comme un continent avec du potentiel, alors que l'Occident y voit un continent à problèmes : la dynamique n'est pas la même", résume Cobus van Staden, responsable du programme Chine-Afrique à l'Institut sud-africain des affaires internationales (SAIIA), à Johannesburg.
Si Bill Gates, le retraité de Microsoft auquel Jack Ma est parfois comparé, a misé sur l'agriculture et la santé en Afrique, le self-made-man originaire de Hangzhou a, lui, parié sur l'économie numérique. En novembre dernier, il s'est rendu à Accra, la capitale ghanéenne, pour remettre un million de dollars à dix startuppers africains. Pas moins de 10 000 candidatures d'entrepreneurs avaient été retenues pour cette compétition organisée par sa fondation.
La success story de ce fils d'ouvrier, ancien professeur d'anglais, est une source d'inspiration pour une jeunesse africaine connectée et décomplexée, dont il repère les meilleurs éléments, en envoyant des centaines d'étudiants se former au siège d'Alibaba.
Le philanthrope avance ses pions
"Jack Ma se présente comme un philanthrope, mais en aidant ces start-ups africaines, il avance ses propres pions pour investir sur un continent émergent", estime Thierry Pairault, spécialiste des relations Chine-Afrique et directeur de recherche au CNRS. Ma, qui est membre du Parti communiste chinois, est-il également missionné par les autorités pour promouvoir une image bienveillante de Pékin ? "Quand le milliardaire français Bernard Arnault fait un don en Afrique, on ne dit pas que c'est la France, Jack Ma n'agit pas sur ordre de la Chine", considère le sinologue. Mais, évidemment, il ne peut pas non plus se permettre d'agir contre les intérêts du régime, ce serait trop risqué pour lui"
A l'évidence, les autorités de Pékin sont satisfaites. Dans chaque pays africain, les livraisons d'équipements médicaux de Jack Ma sont relayées avec emphase par l'ambassadeur chinois sur place. Ces opérations sont en phase avec la "diplomatie du masque" menée par la Chine, qui veut se présenter comme un leader mondial à la fois charitable et efficace.
De fait, l'homme d'affaires offre un visage plus avenant de l'aide chinoise que la propagande officielle nationaliste. "La Chine a complexifié sa stratégie d'influence à l'égard du reste du monde, en encourageant désormais les initiatives privées, en particulier en Afrique", relève le chercheur sud-africain Cobus van Staden.
L'Ethiopie comme tête de pont
Et si Jack Ma a choisi l'Ethiopie pour centraliser ses centaines de tonnes d'aide médicale, avant de les redistribuer par avion sur tout le continent, c'est autant en raison de la force de frappe de la compagnie aérienne nationale Ethiopian Airlines que des solides liens qu'entretient Pékin avec le régime d'Addis Abeba.
"En 2017, en s'appuyant sur les voix africaines, Pékin était parvenu à faire élire l'Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus au poste de directeur général de l'Organisation mondiale de la santé (OMS)", rappelle Thierry Pairault. Le microbiologiste à la tête de l'OMS est aujourd'hui accusé d'avoir été trop conciliant avec la Chine, en sonnant trop tardivement l'alarme quand l'épidémie a débuté.