Entretien avec Jean-Pierre Cabestan —  Vu de la Recherche
Cet entretien a été réalisé dans le cadre de la revue mensuelle interne Vu de la Recherche de Civipol, l'opérateur de coopération technique à l'international du ministère français de l'Intérieur. 


VDLR : Pour commencer, j’aimerais essayer de comprendre comment la Chine pense et théorise son modèle de coopération avec l’Afrique. On sait qu’il existe des différences notables en fonction des pays dans lesquels la Chine intervient. Sa coopération n’est pas la même au Niger et à Djibouti. Pour autant, est-ce que l’on peut découvrir des schémas généraux, des concepts qui innervent cette coopération ?

J.P C : La coopération chinoise en Afrique et dans le monde est fondée sur le concept que l’on connait bien, la formule attrape tout : « gagnant-gagnant ». Ce qui est intéressant car cela veut dire que la Chine préfère la coopération à l’assistance au développement. Qu’elle espère en tirer un bénéfice, un bénéfice partagé. D’une certaine manière elle est plus réaliste et commerçante que nous.

Maintenant, la coopération chinoise est un peu « tous azimuts », en particulier en Afrique. Elle ne se dirige pas seulement vers des pays qui ont des matières premières, elle veut atteindre tous les pays. Son premier objectif à l’origine, bien que ce ne soit plus tellement d’actualité aujourd’hui, était d’évincer Taïwan, de faire en sorte que tous les pays africains aient des relations diplomatiques avec la Chine. Aujourd’hui sur l’ensemble des 54 pays du continent africain, il n’y en a plus qu’un, l’Eswatini (ex Swaziland) qui a encore des relations avec Taïwan, donc la bataille est gagnée. A présent, les objectifs de la Chine sont plus ambitieux, à la fois politiques, économiques et stratégiques. Tout d’abord, il s’agit notamment pour Pékin de faire en sorte que tous les pays africains soutiennent la Chine dans les arcanes internationales, particulièrement dans le système onusien car les voix des pays africains y comptent beaucoup. C’est un objectif essentiel de sa coopération. Ensuite, la coopération avec l’Afrique contribue à l’internationalisation de l’économie chinoise et des grands groupes chinois, publics comme privés comme Alibaba ou Huawei. On le voit en particulier avec le lancement en 2013 des routes de la soie mais cela a commencé avant. La coopération avec l’Afrique est donc un facteur de développement pour la Chine et de montée en puissance générale dans le monde.

Notons que pendant longtemps la Chine refusait le terme d’aide, elle préférait coopérer qu’aider. Mais pour de nombreuses raisons, d’affichage politique comme de concurrence avec l’Occident, elle a, à présent, adopté le terme d’aide, et l’on voit sur les chantiers, notamment d’infrastructures que la Chine affiche, comme les Etats-Unis autrefois, des panneaux « China Aid ». La Chine a donc adopté depuis plusieurs années maintenant l’idée selon laquelle elle coopère avec le Sud et en particulier l’Afrique mais aussi qu’elle aide au développement de ces parties du monde.

VDLR : Cette coopération économique que vous évoquez n’est pas nécessairement immédiatement profitable d’un point de vue économique. On le constate notamment au Niger. Elle s’inscrit peut-être dans des objectifs à plus long terme ?

J.P C : Bien sûr. L’avantage du modèle chinois de développement, bien que cela ne fonctionne pas à tous les coups, c’est de pouvoir s’appuyer sur des grands groupes d’Etat pour réaliser des projets qui ne sont pas forcément rentables à court terme mais qui placent la Chine dans une position à la fois économique et stratégique privilégiée, notamment au Niger et au Tchad où vous avez la même logique d’investissement dans des infrastructures, notamment dans des mini-raffineries et des oléoducs qui permettent à ces pays de devenir producteurs et exportateurs de produits pétroliers, sans pour autant que cela soit vraiment rentable, tout au moins dans un premier temps. Et cela permet à la Chine, mais aussi à ses grandes sociétés pétrolières, CNPC en particulier, de s’internationaliser et de devenir des concurrents des majors américaines, de jouer dans la même cour qu’elles.

VDLR : On parle beaucoup de l’influence chinoise par l’endettement des pays africains. Est-ce que cela est caractéristique d’une vision stratégique pensée en amont ?

J.P C : L’endettement n’a pas toujours été voulu et organisé. Cela étant, on a quand même le sentiment que la Chine a volontairement placé certains pays africains dans une situation de dépendance à son égard. Le niveau de dépendance peut évidemment varier d’un pays à un autre, même si l’objectif n’est pas forcément d’acquérir des actifs. L’on a évidemment à l’esprit le cas extrême de Hambantota au Sri Lanka où la Chine a pris possession du port qu’elle avait construit car le Sri Lanka ne pouvait pas rembourser ses dettes. Mais il s’agit là d’un cas exceptionnel. En revanche, créer une dépendance économique et financière constitue un moyen d’influence évident. C’est un levier qui permet à la Chine, comme à d’autres pays du Nord, de devenir plus influents. Et à mon avis, il s’agit d’une stratégie appliquée de manière globale. D’autant plus que le gouvernement chinois utilise ses grandes banques politiques pour favoriser cette dépendance : Exim Bank, la Banque chinoise de développement sont les principaux créanciers du projet de développement de la Chine en Afrique.

VDLR : A la lecture de certains travaux, on peut avoir l’impression d’une grande cohérence doctrinale de la coopération chinoise en Afrique. On retrouve des éléments assez caractéristiques : primat de l’Etat sur la société, perception très néfaste du rôle des ONG en Afrique, qu’il s’agirait d’affaiblir etc. On a parfois le sentiment qu’il s’agit du « miroir inversé » du modèle de coopération promu en Occident et en Europe en particulier. On peut ainsi lire des expressions comme « société faible, Etat fort », « développement plus souveraineté » « paix développementale », autant de notions mises en avant par les théoriciens chinois. Est-ce quelque chose qui est à ce point conceptualisé aujourd’hui en Chine ?

J.P C : Je crois d’abord que ce modèle est le reflet du modèle chinois. C’est le modèle que le Parti communiste a mis en place en Chine pour développer le pays. « Etat fort, société faible » c’est véritablement le modèle chinois imposé par le PC depuis 1949, et en particulier depuis le lancement des réformes en 1979. L’Etat et le secteur public jouent un rôle déterminant. Le Parti-Etat dirige tout.

Alors évidement, la Chine ne dit pas directement qu’il faudrait que les pays africains adoptent un système de parti unique mais on voit bien derrière ce message la volonté d’encourager les pays africains à renforcer l’Etat. Cela n’est pas en soi une mauvaise chose car les pays africains sont souvent caractérisés par un Etat relativement faible, désorganisé et doté de peu de moyens. Mais est-ce que pour autant la réponse au développement doit se faire uniquement par l’Etat et nier le rôle des entreprises privées, des ONG et de la société civile ? A mon avis la Chine plaide pour sa propre paroisse mais elle ne va pas convaincre les pays africains qui ont déjà un secteur privé important, une société civile dynamique, un pluripartisme et des ONG qui interviennent sur le terrain de changer complétement de modèle. C’est d’une certaine manière irréaliste.

Il est néanmoins certain, depuis en particulier l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, que la Chine est beaucoup plus tentée d’exporter son modèle car elle se place dans une concurrence idéologique bien plus directe avec l’Occident et les démocraties. Elle pense que c’est un moyen pour elle à la fois de consolider son propre modèle, de le légitimer et puis de renforcer son influence dans le monde. Est-ce qu’elle va y parvenir ? J’ai des doutes, même si le Sud essaye d’emprunter à la Chine les recettes qui lui ont permis de se développer. Mais je pense que ce sera plus un emprunt au coup par coup ou, comme on dit en anglais, du « cherry picking », en prenant les choses qui les intéressent et en laissant le reste.

Le transfert complet du modèle chinois à un pays africain me paraît totalement irréaliste. Y compris dans des pays qui ont été séduits par la Chine comme l’Ethiopie. Le modèle chinois y fut un temps mis à l’honneur avec un rôle déterminant de l’Etat, un contrôle de la société, un quadrillage du pays par les organismes du parti dirigeant. Mais avec le nouveau président éthiopien Abi Ahmed, les choses ont évolué. L’Ethiopie renoue avec la démocratie même si le rôle de l’Etat en Ethiopie a toujours été très important, qui s’appuie sur une forte tradition administrative. L’Ethiopie est davantage en train de s’éloigner du modèle chinois que de s’en rapprocher. Même chose dans d’autres pays africains qui ont été séduits par le modèle chinois comme la Tanzanie qui, à l’époque de Nyerere, avait une relation très étroite avec la Chine. Même le Rwanda qui est l’exemple le plus « étatique » d’Afrique, prend en fait plus pour modèle Singapour que la Chine. On y constate un pluralisme de façade, un système top down où l’Etat joue un rôle déterminant et, pour autant, c’est un pays plus ouvert sur l’extérieur, sur la région et la sous-région, notamment sur les organisations régionales. Donc les emprunts au modèle chinois sont toujours très partiels.

VDLR : Au niveau des sociétés africaines dans lesquelles vous avez pu étudier la présence chinoise, est-ce que l’on constate une adhésion des sociétés vis-à-vis de ce modèle chinois ou est-ce que l’engouement relève avant tout d’un intérêt plus matériel qu’idéologique ?

J.P C : La réponse est assez évidente. Les sociétés africaines, comme les gouvernements africains, prennent l’argent là où il est. S’il y a une offre de coopération alléchante, ils la prendront mais sans pour autant devenir exclusivement dépendants d’une seule source de financement. Cela n’est pas le cas de tous les pays, Djibouti en est un bon exemple. Djibouti est maintenant vraiment phagocyté par les Chinois mais il s’agit d’une exception plus que de la règle, les autres pays africains restant dépendants de multiples sources de financement. Cela ne veut pas dire que la Chine a nécessairement une mauvaise image en Afrique, bien au contraire. Elle peut avoir une très bonne image dans certains pays et une image beaucoup plus controversée dans d’autres, en particulier lorsqu’il y a débat public sur les questions politiques, comme les problèmes d’endettement, de corruption ou la qualité des infrastructures réalisées. L’on sait par exemple que les infrastructures chinoises sont meilleur marché et donc plus souvent de mauvaise qualité et déficientes. Mais je pense que la Chine est un acteur incontournable en Afrique et que son influence sur les gouvernements est assez forte pour neutraliser le plus souvent ces critiques. Plus largement, aujourd’hui aucun gouvernement africain n’ose émettre des critiques à l’égard du gouvernement chinois, en particulier sur son non-respect des droits de l’homme mais aussi sur des questions comme Taïwan, le Tibet, ou les autres sujets qui fâchent et qui pourraient froisser Pékin. Le soutien à la Chine, y compris dans les organisations internationales, par les pays africains est assez massif. On l’a vu pour la FAO et pour d’autres organisations internationales également où ce sont les candidats chinois qui ont été élus face à d’autres concurrents étrangers.

VDLR : On parle beaucoup de la perception de la Chine dans les sociétés africaines, mais on parle moins de la perception de l’Afrique au sein de la société chinoise. Comment l’Afrique y est-elle perçue ? La Chine, particulièrement l’institution académique, connaît-elle les sociétés africaines au sein desquelles elle intervient ?

J.P C : Avant de répondre, je souhaite apporter un complément côté africain. Un des problèmes de l’Afrique aujourd’hui, c’est le déficit d’expertise sur la Chine. Le seul pays qui ait véritablement une expertise sur la Chine c’est l’Afrique du Sud. On y trouve des centres de recherche avec des sinologues, notamment à Johannesburg, à Pretoria et au Cap. Le reste de l’Afrique connaît très mal la Chine et l’Asie en général. Ils ont beaucoup de clichés à l’esprit. D’une manière générale, pour s’informer sur la Chine, les élites et dirigeants africains lisent ce qu’ils peuvent trouver en français pour les francophones et en anglais pour les autres. Ce sont des études publiées au Nord, mais pas en Afrique. Ce déficit de connaissance propre sur la Chine les handicape dans leurs négociations avec Pékin et dans la défense de leurs intérêts. C’est une des raisons pour lesquelles ils ont tous accepté, sans trop réfléchir, de s’embarquer dans ces forums Chine-Afrique et d’apparaître toujours aux côtés de la Chine dans les organismes internationaux.

Concernant la Chine elle-même, d’une manière générale la société est mal informée sur l’Afrique et a à l’esprit beaucoup de clichés, souvent racistes à l’égard des Africains. Beaucoup de Chinois que j’ai rencontrés en Afrique me racontent toujours les mêmes choses : « Les Africains sont paresseux, ils n’aiment pas travailler, ils préfèrent faire la fête ! ». Voilà ce que vous entendez habituellement de la part des entrepreneurs chinois qui opèrent sur le terrain.

Pour ce qui concerne les spécialistes qui réfléchissent sur l’Afrique, on peut dire qu’ils sont dans une période d’apprentissage. Vous avez une expertise qui remonte aux années 60 au départ, et qui est concentrée au sein de l’Académie des sciences sociales de Chine et dans certaines universités. Dorénavant c’est l’Institut d’études africaines qui est à Jinhua et qui dépend de l’université Normale du Zhejiang qui concentre le plus grand nombre de spécialistes de l’Afrique. Là, vous avez des gens qui vont sur le terrain et qui commencent à comprendre l’Afrique. Mais ils sont loin derrière les Français, les Anglais ou les Américains en termes de connaissance ethnographiques, sociologiques ou politiques des sociétés africaines. Et concernant la levée des préjugés et des stéréotypes, ça prendra du temps parce que la plupart des Chinois ne vont pas en Afrique. C’est la raison pour laquelle même les diplomates chinois en Afrique se rapprochent parfois des Français ou des Anglais ou des Occidentaux en général qui connaissent beaucoup mieux le terrain pour essayer de leur emprunter leur expertise, pour mieux comprendre la situation locale.

VLDR : Dernière question d’ordre plus générale, on parle beaucoup de l’initiative « BRI »1 et de la nouveauté que cela peut représenter. Néanmoins à la lecture de vos articles, on constate, notamment au Niger, que nombre d’éléments structurants que l’on retrouve dans l’initiative BRI étaient déjà présents dans la politique de coopération de la Chine dès les années 90. Doit-on parler de rupture dans la politique de coopération chinoise depuis l’arrivée de Xi Jinping ou bien plutôt de continuité ?

J.P C : Il y a beaucoup de continuité. Beaucoup de projets « BRI » ont été entamés bien avant son lancement officiel. Ce sont des projets d’infrastructures ou de développement dotés d’un financement étatique chinois important. La « BRI » fait plutôt office de « repackaging » en quelque sorte. On a mis ces projets dans une enveloppe beaucoup plus ambitieuse et aussi bien plus globale ou géo-stratégique.

Ainsi, dans ce cadre de la « BRI », les projets chinois de connectivité sont devenus à la fois économiques, humains et même politiques. Avec la ceinture terrestre et la route de la soie maritime, vous avez notamment une volonté d’influence et de contournement de la puissance américaine et occidentale pour essayer de la prendre en revers et de l’affaiblir sur la scène internationale. La BRI se présente comme un projet de coopération multilatérale mais qui en réalité fait du « multilatéralisme à la chinoise », c’est-à-dire du bilatéralisme. La Chine profite de sa puissance pour multiplier les situations d’asymétrie et donc de dépendance qui lui permettent d’utiliser sa coopération comme un levier d’influence politique, géostratégique. Il y a donc un changement d’échelle évident mais pas véritablement un changement de nature dans l’action de la Chine à l’étranger et en Afrique en particulier.