Carmen Reinhart, la Banque mondiale et les dettes « chinoises »
Thierry Pairault

Carmen Reinhart vient d’être nommée économiste en cheffe de la Banque mondiale, un poste que Lin Yifu (Justin Lin) avait occupé de 2008-2012 à une époque où la Chine faisait figure de modèle incontournable que tous les pays en développement se devaient d’émuler. Aujourd’hui, l’arrivée de Carmen Reinhart pourrait signaler une nouvelle période dans laquelle la Chine n’aurait plus un si beau rôle. En juin 2019, soit six à neuf mois avant que ne se déclenche l’actuelle crise sanitaire et ne soient lancés les appels à l’annulation des dettes des pays les plus pauvres, Carmen Reinhart a publié avec deux autres co-auteurs (Sebastian Horn et Christoph Trebesch) une étude sur les prêts de la Chine à l’étranger dont la version initiale a été corrigée en avril de cette année (voir China’s Overseas Lending ). Voici la présentation qu’en donnent les auteurs :

Le rôle de la Chine dans la finance mondiale est mal compris par rapport à son statut prééminent dans le commerce mondial. Cette note de recherche étudie la taille, les caractéristiques et les déterminants des exportations de capitaux de la Chine en construisant une nouvelle base de données de 5000 prêts et subventions à 152 pays, de 1949 à 2017. Nous constatons que 50 % des prêts de la Chine aux pays en développement ne sont pas déclarés au FMI ou à la Banque mondiale. Ces « dettes cachées » faussent la surveillance des politiques, l'évaluation des risques et les analyses de viabilité de la dette. Étant donné que les prêts chinois à l'étranger sont presque entièrement publics (contrôlés par l'État), les facteurs habituels de « poussée » et de « traction » des flux transfrontaliers privés ne s'appliquent pas de la même manière.

Même si Deborah Bräutigam a pu discuter de certains aspects de ce travail dans un article paru sur son blog (Is China Hiding its Overseas Lending? Horn, Reinhart and Trebesch's "Hidden Loans" and Hidden Data ), ce qui nous intéresse ici est non pas l’exactitude du contenu, mais d’abord et avant tout le message que fait passer l’étude de Carmen Reinhart dans la mesure où il servira d’emblème à sa mission à la Banque mondiale – comme le fut en son temps le livre de Lin Yifu sur le miracle chinois. La nommer à la tête de la Banque mondiale dans la conjoncture actuelle a forcément un sens politique très fort et, indirectement, lance une accusation à l’égard de la Chine. Car ici il ne s’agit plus de discuter de l’interprétation à donner aux chiffres officiels comme j’ai pu moi-même le faire, mais de mettre en cause un système de financement opaque qui pourrait endetter outre mesure les pays les plus pauvres. In fine, le message pourrait être de dénoncer, sans vraiment le dire, une entreprise hégémonique qui aurait pris les apparences patelines des nouvelles routes de la soie. D’ailleurs, Carmen Reinhart et ses co-auteurs, notent (p. 71 de leur étude) que « les deux plus importants bailleurs [chinois] à l’étranger sont, de loin, les deux banques d'État chinoises : la Banque chinoise d'import-export et la Banque chinoise de développement. […] Traditionnellement, ces [deux] institutions étaient axées sur les pays en développement et les pays à revenu intermédiaire, mais depuis cinq ans, elles sont de plus en plus souvent actives dans les pays avancés.