La Chinafrique à l’épreuve du big data
Sébastien Le Belzic
Le Monde, 22 février 2016


J’ai déjà eu l’occasion de signaler dans ces pages et ailleurs l’imprécision des concepts utilisés par les autorités chinoises qui assimilent souvent « aide » et « coopération » ; « aide », « commerce », « investissement » et « prestation de services ». Il convient de reconnaître que certaines opérations sont par nature ambiguës. Il est vrai que des prêts à taux bonifiés aident effectivement les acheteurs à se procurer à meilleur compte des marchandises ; mais il est aussi vrai que ces mêmes prêts constituent des subventions directes au fournisseur — en particulier quand il s’agit de crédits liés. Ainsi la même opération peut être perçue positivement par l’acheteur (en l’occurrence des pays africains) mais négativement par la concurrence (indienne, turque, japonaise, coréen, malaisienne… ou encore occidentale) qui légitimement peut y voir une forme de dumping contraire aux règles de l’OMC[1].

Dans son article au journal Le Monde , Sébastien Le Belzic rapporte que

La Chine n’est pas en Afrique seulement pour exploiter les matières premières. On constate dans les chiffres que les investissements chinois concernent très peu de projets miniers, mais surtout des travaux d’infrastructures, de transports et dans le domaine énergétique. La Chine a également investi des centaines de millions de dollars dans la santé, l’éducation et la culture en Afrique.

Rappelons la définition de l’investissement [direct étranger] telle que la donnent le FMI, la CNUCED, l’OCDE et la Chine :

L’investissement direct étranger (IDE) « est une activité par laquelle un investisseur résidant dans un pays obtient un intérêt durable et une influence significative dans la gestion d’une entité résidant dans un autre pays. Cette opération peut consister à créer une entreprise entièrement nouvelle (investissement de création) ou, plus généralement, à modifier le statut de propriété des entreprises existantes (par le biais de fusions et d’acquisitions). Sont également définis comme des investissements directs étrangers d’autres types de transactions financières entre des entreprises apparentées, notamment le réinvestissement des bénéfices de l’entreprise ayant obtenu l’IDE, ou d’autres transferts en capital »[2].

Ajoutons que les prises de participation de moins de 10% du capital dans une perspective à court terme ne sont pas considérées comme des investissements directs mais comme des investissements en portefeuille. Cette définition établit donc clairement les éléments qui peuvent permettre de qualifier une opération d’IDE. En d’autres termes, la participation d’entreprises chinoises à des travaux d’infrastructure ne peut être considérée comme un investissement sauf si l’entreprise chinoise qui a assuré la maîtrise d’œuvre en est aussi l’opérateur, c’est-dire si elle se rémunère de la construction d’une route en percevant des péages et non si, une fois le chantier terminé, elle est payé par exemple en ressources naturelles (infrastructures for resources). Le même raisonnement s’applique aux opérations par lesquelles la Chine fournit clés en main des centrales électriques qu’elles soient thermiques, hydrauliques, nucléaires, solaires… De même, il faudrait que les opérations dans le domaine de la santé, l’éducation, la culture… conduisent à la constitution d’entreprises chinoises (i.e. à capitaux chinois) de droit local fournissant — pour le compte des investisseurs chinois — des services payants à la population africaine. Or, ici on ne nous parle aucunement d’hôpital, d’école ou d’opéra de type commercial mais de dons au profit de pays africains — encore que la notion don puisse être très relative. N’oublions pas que le « don » d’un opéra de 1 400 places à l’Algérie est, aux dires mêmes des autorités algériennes, un geste sollicité par le président algérien lui-même après l’attribution au consortium chinois CITIC-CRCC de deux tronçons du chantier de l’autoroute Est-Ouest.

La conclusion de l’article me semble également contestable :

À cela s’ajoutera le suivi des 60 milliards de dollars promis par le président chinois aux pays africains.

Comme j’ai eu dernièrement l’occasion de le développer ici (60 milliards... [1]  et 60 milliards... [2] ), cette somme n’est pas « promise » au pays africains mais doit servir à soutenir financièrement les entreprises chinoises qui voudraient investir ou commercer avec les pays africains.

Le Rapport sur le développement de l’investissement et de la coopération de la Chine à l’étranger 中国对外投资合作发展报告 dans son édition 2015 confirme l’analyse critique qui précède. Aujourd’hui il s’agirait pour les entreprises chinoises d’étendre leur domaine d’intervention en amont et en aval de telle sorte qu’elles puissent assumer tant que faire se peut la conception, la construction et l’exploitation du projet 基础设施建营一体化. L’exemple du contrat relatif au port d'El Hamdania à Cherchell (Algérie)  s’intègre parfaitement dans cette logique. Fondamentalement cette conception reste ancrée sur des contrats de type EPC (prestations de services). Mais, au cas où les entreprises chinoises interviendraient dans « des pays ayant un système juridique de qualité, ayant un environnement politique et social stable et ayant de bonnes perspectives économiques », elles pourront envisager des contrats de long terme de types BOT, BOO et même des PPP, c’est-à-dire en un mot : investir. Comme un grand nombre de pays africains ne réunissent pas de telles conditions, les entreprises privilégieront les prestations de services, ou pour le dire avec les mots du rapport préféreront construire avec de la sueur plutôt qu’avec de l’intelligence.

 


Notes:

[1] Selon le glossaire de l’OMC, dumping « occurs when goods are exported at a price less than their normal value, generally meaning they are exported for less than they are sold in the domestic market or third-country markets, or at less than production cost » (https://www.wto.org/english/thewto_e/glossary_e/dumping_e.htm).

[2] OCDE, Perspectives économiques de l'OCDE, 73(1), 2003, p. 193 (encadré VI-I).