Ce dessin de Daumier sert à illustrer un texte de Louis Huart (reproduit ci-après) et publié dans  Les cent et un Robert-Macaire (T. 2) / composés et dessinés par M. H. Daumier sur les idées et les légendes de M. Ch. Philippon ; réduits et lithographiés par MM. *** ; texte par MM. Maurice Alhoy et Louis Huart (Paris,  Aubert et Cie, 1839). Le fascicule n° 65 dont est issu cette caricature est accessible sur ce site et l'ensemble des mésaventures de Robert Macaire est disponible sur Gallica à https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86172154.

 

 

Robert-Macaire créateur de tontine

— Bertrand, mon ami ! n'es-tu pas, com1oe moi, vaguement et délicieusement ému lorsque tu contemples une nourrice allaitant un jeune voyageur qui, tout frais et tout rose, se met en route sur la grande route de l'existence, grande route si pleine de poussière, de cailloux et de gendarmes ?

— Oh, qu'si ! que je me sens... tout... comme tu viens de dire. Lorsque je regarde une grosse nourrice, je suis tout... chose ! surtout quand la nourrice est jolie.

— Ah, Bertrand ! vous n'avez pas pour deux liards de poésie dans le cœur  !... voilà que vous retombez dans votre prosaïsme habituel... : je vous parle enfant frais et rose, et vous me répondez grosse nourrice... ; réellement, je ne sais pas comment j’ai pu lier mon existence tout entière à celle d’un crétin comme vous…

— Comment, crétin !... Ah çà, mais  ! ah çà, mais !...

Oui, crétin ; j'appuie sur le mot !... Cette expression peut n'être pas parlementaire, mais je la trouve parfaitement juste, et c'est la seule qui puisse rendre ma pensée à votre égard, surtout en cette circonstance.

Je ne vois pas que je me sois permis une opinion inconstitutionnelle en trouvant jolie une jolie nourrice !

— Ah çà, Bertrand ! allez-vous continuer à m'affliger pendant longtemps ? Tu ne vois donc pas, homme à vue courte et à intelligence très myope, que si je t'ai parlé de l'homme pris au point de vue de la nourrice, j'avais un motif tout spécial pour cela ?... Je voulais t'amener à te faire comprendre que j'avais une idée sur le jeune voyageur en question ; mais là, une idée-mère... , une idée qui est grosse d'avenir.

— Diable ! diable !... voilà une bien belle idée !... Et tu cherches une nourrice ?

— Bertrand !... je suis réellement peiné que dans ce moment-ci vous soyez placé en face de moi !... le pied me démange, Bertrand..., le pied me démange beaucoup... Je regrette vivement qu'entre gens comme il faut, on ne soit pas dans l'usage de se donner des coups de pied dans l'abdomen...

— Allons, allons, mon p'tit Macaire, ne te fâche pas !... j'ai eu tort... Je ne sais pas au juste pourquoi ; mais je dois avoir eu tort !...

— Tu ne comprends donc pas que si je prends ainsi un sujet ab ovo, un enfant au sein de sa nourrice, c'est que j'ai en tête un plan qui ne demande qu'à grandir pour devenir magnifique ?... Je veux faire une tontine !

— Tu veux dire ton ton ?

— Je dis ce que je veux dire..., et je veux dire ce que je dis... J'ai dit tontine, parce que tontine y a.

— Tontine y a !... Moi, j'ai toujours entendu dire tonton I dans la société.

— Tournez-vous, Bertrand !... pour l'amour de Dieu, tournez-vous !... je sens que je vais me trouver mal si vous ne vous tournez pas.

— Mon Dieu, mon Dieu ! Que tu es nerveux aujourd'hui  !... Je ne soufflerai plus le moindre des mots... Je ne t'ai jamais vu aussi nerveux que cela.

— Je disais donc qu'aujourd'hui on crée des tontines sur toutes choses, et pour toutes choses... On en a même créé déjà beaucoup à l'usage des enfants de l'un et de l'autre sexe, principalement pour leur acheter un homme ou un mari, lorsqu'ils atteignent vingt ans, âge habituel de la conscription et du mariage... Mais mon plan est beaucoup plus vaste... , et j'étais bien aise d'appliquer ma tontine aux enfants en nourrice, parce que d'ordinaire ces jeunes Français sont alors dans un âge où l'on ne raisonne que bien peu les opérations commerciales... , et mon opération est si simple qu'elle ne demande pas à être raisonnée.

— Ah ! je...

— Plaît-il ?

— Non, non !... je n'ai rien dit !...

— À la bonne heure !... Nous disions donc que beaucoup de tontines se créent journellement ; mais ces établissements ont un vice d'organisation radical... , ils prennent peu et donnent beaucoup ; il serait beaucoup plus logique, au contraire, de prendre beaucoup, de promettre encore plus, mais de donner le moins possible... C'est pourquoi j'ai résolu de m'adresser à ce public d'élite qui est encore sur les bras de sa nourrice, et je m'écrie: Laissez venir à moi les petits enfants ! Comprends-tu la parabole, Bertrand ?

— Comprends pas.

— Bêta ! nous créons une association bambine…, une tontine enfantine...  ; nous recevons cinq pour cent dans le présent, pour donner cinq cents pour cent dans l'avenir.

— Et que ficherons-nous dans l'avenir ?

— Nous ficherons le camp, bêta, et nous planterons là la tontine...... Tonton, ton ton, tontine, ton ton.

— Ceci est un air de chasse...

— Oui, de chasse aux écus... Ainsi donc, venez, jeunes et charmants moutards, et vous aussi, ravissantes moutardes, venez, la Tontine-Macaire est ouverte !... Donnez seulement vingt sous par mois sur vos petites économies, et vous toucherez cent vingt-trois mille francs trente-cinq centimes à l'âge de cinquante-trois ans... en justifiant d'un certificat de vaccine.

— Il faudrait n'avoir pas vingt sous dans sa poche pour se priver d'un agrément pareil.

— Comme tu dis, Bertrand !... Donne-moi la main, mon ami ; tu viens d'avoir là un moment fort agréable ! c'est.la première fois de ta vie. Viens, je te nomme caissier de mon établissement.... Dans tes moments de loisir tu te mettras à la fenêtre pour sonner sur le cor de chasse l'air national qui nous sert de devise, et le public répétera en chœur : Ton ton, ton ton, tontine ton ton